L’expérience patient, une réalité à appréhender
L’expérience patient est aujourd’hui identifiée comme un enjeu important par la plupart des acteurs de santé : 73% des professionnels exerçant en établissement de santé connaissent le concept d’expérience patient et 60% des établissements ont engagé des travaux sur le sujet, chiffres en progression permanente depuis 2018 (baromètre de l’expérience patient1) (Figures 1 et 2). Si les usagers ou les citoyens appréhendent de manière sensible ce qu’est, au fond, l’expérience patient (qui n’a pas à l’esprit une expérience de patient ou de proche ?), les professionnels ont souvent plus de difficulté à s’approprier cette notion, dont ils reconnaissent le caractère central tout en peinant à identifier les moyens de s’en saisir concrètement. Il est vrai que l’expérience patient est par essence complexe car elle est multidimensionnelle, en partie subjective et peu normalisable. Dans une culture empreinte de rationalité, les professionnels de santé ont tendance à rechercher, dans le recueil de l’expérience patient, les éléments si possible mesurables qui leur permettraient d’améliorer ce qu’ils considèrent comme important. Cette tendance est renforcée par la volonté des pouvoirs publics d’intégrer l’expérience patient dans les outils de pilotage des organisations afin d’avoir des éléments tangibles pour agir (cf. l’évolution de la certification des établissements de santé et du compartiment santé publique, volet qualité2).
Les limites de l’approche actuelle
Appréhender l’expérience patient au travers d’outils conçus selon le schéma de pensée et l’organisation des professionnels, en filtrant et simplifiant la richesse des expériences, expose au risque d’en réduire la densité. La recherche d’une forme de représentativité, supposée renforcer la légitimité, appauvrit la compréhension des expériences individuelles et la nature par essence qualitative de ce concept ; se confrontent ainsi la vision du monde de la santé, caractérisée par les qualités reines que sont la rationalité, la standardisation et la mesure, et celle vécue par les patients, davantage dans le registre des émotions, du stress, de la douleur, de l’incertitude, de l’imprévisible… et de besoins singuliers exprimés ou non. L’expérience patient étant partiellement appréhendée, les professionnels se privent souvent de la possibilité de concevoir des actions d’amélioration de l’expérience des patients plus circonscrites, plus tangibles et plus facilement réalisables à court terme que celles auxquelles ils sont accoutumés. En conséquence, la prise en compte de l’expérience patient peut apparaître comme une strate supplémentaire qui vient s’ajouter aux projets stratégiques et plans d’action déjà à l’œuvre, avec un risque d’inefficacité, d’embolisation et de perte du sens (Figure 3).
Un retour à l’essentiel
Cette approche rationalisante est utile, et probablement inévitable pour permettre aux professionnels d’apprivoiser ce nouveau levier de l’amélioration du service offert aux patients. Il est cependant impératif qu’elle évolue aujourd’hui et que ses fondements s’appuient sur une compréhension profonde et partagée de ce qu’est authentiquement l’expérience patient. La démarche « expérience patient » (du professionnel) n’est pas l’expérience patient (du patient) ; pas plus que l’évaluation des parcours patients avec nos outils classiques n’est celle de l’expérience patient, parce que la compréhension du vécu des patients constitue le socle de cette démarche. Faire l’impasse sur cette compréhension de fond, c’est prendre le risque de dénaturer ou d’instrumentaliser la notion d’expérience patient, et de favoriser la résistance au changement du système, parce que la culture et le fonctionnement historiquement autocentrés n’auraient pas été « challengés ». Il en résulterait une perte d’opportunité majeure de faire émerger des changements culturels plus profonds et un processus stratégique intégré de transformation, seuls en mesure de centrer l’amélioration de l’expérience des patients sur ses « vrais » enjeux, et de façon indissociable d’améliorer également le vécu et l’expérience des professionnels eux-mêmes.
Les propositions de l’Institut français de l’expérience patient
Proposer une définition simple
Fort de ce constat, et dans le but de favoriser cette compréhension partagée, l’Institut français de l’expérience patient (Ifep) propose une définition actualisée qui s’énoncerait ainsi : « l’expérience patient est tout ce qui est vécu et/ou perçu par un patient au cours de son parcours de santé ». Il s’agit de la vie avec la maladie, pendant toute la durée et en tous lieux pour le patient et pour ses proches. En d’autres termes, on ne peut la restreindre à une vision de l’expérience « centrée » sur un lieu de soin, ou à une vision organisationnelle d’un parcours dans un établissement donné. L’expérience patient se forge pour partie dans le parcours hospitalier (parcours de soin, parcours administratif), et pour partie en amont et en aval de l’hôpital, dans d’autres lieux de soin et dans la vie quotidienne. Cette expérience est façonnée par le jeu de la mémoire du patient, et mêle événements, sensations, émotions, pensées et apprentissages. L’expérience d’un patient ne peut donc pas se réduire à une succession d’événements et d’interactions qu’il serait possible de lister, d’objectiver et de mesurer de manière complète, et à partir desquels des actions d’amélioration seraient définies et réparties par métiers et acteurs. Car le patient est le seul à réellement parcourir le système de santé, à vivre, s’adapter, trouver des stratégies, et ainsi à porter un regard sur son fonctionnement (ou dysfonctionnement) d’ensemble, quelle que soit l’origine des problèmes : processus transversaux déficients, carences du travail d’équipe ou entre équipes, motivation ou esprit de service aux usagers insuffisants, etc.
Distinguer « expérience patient » et « démarche d’amélioration de l’expérience patient »
L’Ifep souligne l’importance de la distinction entre « expérience patient » et « démarche d’amélioration de l’expérience patient ». La démarche d’amélioration de l’expérience patient consiste en premier lieu à comprendre le plus finement possible l’expérience des patients et des usagers et leurs besoins, à évaluer cette expérience (dans la limite de ce qui est mesurable), et à définir et mettre en œuvre des actions d’amélioration spécifiques ; il faut veiller à ne pas se limiter aux projets d’amélioration à l’échelle du service dont les résultats sont mesurables, bien qu’ils soient importants aussi… Les principaux enjeux d’amélioration de l’expérience patient sont bien souvent de nature transversale à l’organisation (coordination, information, esprit de service, relation patient-professionnel, etc.). La compréhension fine de l’expérience patient s’appuie sur une palette variée de sources d’information. Les questionnaires de satisfaction, bien connus, en font partie. Ces questionnaires ne suffisent pas. Les approches plus qualitatives de l’expérience patient (observation, collecte de verbatims écrits ou d’échanges en « focus group » ou individuels) sont nécessaires, même si la question de la lourdeur de leur déploiement se pose dans un contexte de tension sur les ressources humaines disponibles. Des solutions technologiques émergent et promettent de substantiels gains d’efficacité dans ces démarches.
Engager les patients et usagers, les associations et les professionnels dans ces démarches
Pour l’Ifep, « expérience patient » et « partenariat patient » sont deux notions distinctes mais liées l’une à l’autre3. L’implication des patients (les patients partenaires, les représentants d’usagers, les aidants et plus globalement l’ensemble des voix plurielles) dans l’analyse, dans les retours d’expérience et dans la définition des actions d’amélioration est un levier indispensable pour questionner et affiner notre compréhension de l’expérience patient et des enjeux prioritaires de son amélioration. Le partenariat patient, par l’expertise de sa contribution, constitue une approche précieuse au service d’actions d’amélioration de l’expérience patient. Dans la définition d’une politique territoriale ou d’établissement, les démarches d’amélioration de l’expérience patient ne peuvent se passer d’une implication forte de la gouvernance autour d’objectifs transversaux partagés et animés dans la durée par un ensemble d’acteurs engagés dans la résolution des problèmes. En complément de l’expérience des professionnels, les démarches d’amélioration de l’expérience patient sont indispensables pour nourrir et irriguer les diverses feuilles de route « métier » en veillant à en aligner les priorités.
Des bénéfices à long terme
Quand l’amélioration de l’expérience patient, comprise dans son authenticité et sa nature complexe, est au centre des préoccupations de chacun, la santé populationnelle et la culture professionnelle peuvent évoluer en profondeur. L’offre de soin fait alors écho à la demande de soin et peut innover au service des usagers.
Notes :
1- Institut français de l’expérience patient (Ifep). Le baromètre de l’expérience patient 2018-2023. Bilan et perspectives de l’évolution de la prise en compte de l’expérience patient en France [vidéo]. Paris : Ifep, 2023. https://experiencepatient.fr/actualite/barometre-de-lexperience-patient-webinaire.htm (Consulté le 17-11-2023).
2- APM News. Établissements de santé : un financement à la qualité à tester dès 2024 dans des sites pilotes (lettre de la mission Igas) [Internet]. Paris : APM International, 2023. Accessible à : https://www.apmnews.com/depeche/67078/400811/etablissements-de-sante-un-financement-a-la-qualite-a-tester-des-2024-dans-des-sites-pilotes-%28lettre-de-la-mission-igas%29 (Consulté le 10-11-2023).
3- Michel P, Dadon I, Thual G, et al. Les voies/voix plurielles pour développer le « partenariat patient » et l’« expérience patient » aux Hospices civils de Lyon : une démarche stratégique, intégrée et modélisante. Risques & Qualité 2022;19(4):205-219.