Introduction
Dans le domaine de la santé, la notion de « qualité » est au cœur des préoccupations des décideurs publics, des élus, des professionnels de santé et bien sûr des usagers. Cette notion fondamentale est parfois évoquée de manière réductrice voire instrumentalisée pour justifier des décisions, des postures ou des actes, sans connaissance approfondie de sa complexité et de sa composante multidimensionnelle, et en privilégiant souvent un seul aspect de la qualité au détriment des autres. Parallèlement, des situations de tension ou de dysfonctionnement sont fréquemment qualifiées de « problèmes éthiques », sans qu’une analyse structurée soit préalablement menée pour en identifier les causes profondes. Ces deux notions, la qualité et l’éthique, constituent le ciment de tout système de santé. Il est donc essentiel d’en clarifier les définitions ainsi que les liens étroits qui les unissent, afin de concilier une approche rigoureuse de la qualité et les exigences éthiques qui accompagnent les pratiques soignantes.
Qualité et système de santé
La qualité est avant tout un concept, c’est-à-dire une représentation abstraite « multidimensionnelle » appliquée à un objet, en l’occurrence le système de santé. Dès les années quatre-vingt, Donabedian différenciait trois dimensions dans l’évaluation de la qualité des soins [1] : la structure, les procédures et les résultats. En 2001 l’Institute of Medecine (IOM) (États-Unis) proposait, sur la base de principes éthiques, une approche différente et en définissait six dimensions principales [2] : des soins centrés sur le patient, efficaces, sûrs, efficients, réactifs et équitables. Depuis, la littérature s’accorde à conforter et à enrichir cette approche [3,4] notamment concernant le développement du partenariat en santé [5]. Quel que soit l’objet d’observation auquel on s’intéresse au sein du système de santé (un parcours de santé, un soin ou un accompagnement, un acte particulier…) et quel que soit le niveau de granulométrie retenu dans ce système (une population ou une organisation professionnelle spécifique), sa qualité s’analyse à l’aune de cette pluralité et ne peut donc se restreindre à une seule de ces dimensions. Celles-ci peuvent d’ailleurs être mises en tension et entrer dans une forme de dissonance. Ainsi, le recours à des établissements spécialisés régionaux pour prodiguer des soins oncologiques efficaces et sécurisés peut générer des difficultés d’accès géographique à ces établissements ou des délais de réponse inadaptés. Dans d’autres cas, le respect des attentes du patient, de ses valeurs et de ses croyances peut entrer en conflit avec les exigences scientifiques et malmener la pertinence et l’efficacité de ces soins, par exemple lors de la réalisation d’actes tels que la transfusion ou de traitements lourds en cancérologie. Enfin, les décisions médicales peuvent être dictées par l’urgence et la sécurité des soins au détriment du respect de la volonté des patients comme lors d’une réanimation réalisée chez une personne en fin de vie. Ces exemples montrent qu’appréhender la notion de qualité en santé impose une approche holistique et la recherche d’une harmonie entre ses différentes dimensions : n’en appréhender qu’une seule n’a pas de sens.
L’éthique en santé
L’éthique n’est, quant à elle, pas un concept mais une discipline de la philosophie au même titre que l’épistémologie, la logique ou la métaphysique. Il s’agit d’une démarche réflexive pour aider à répondre à la question « que dois-je faire ? » lorsque les « normes » (juridiques, morales ou scientifiques) habituellement applicables ne permettent pas de réponse univoque, voire se contredisent. Dans le domaine de la santé, « l’éthique clinique » vise plus particulièrement à guider les professionnels dans leurs décisions, en s’appuyant sur des principes fondamentaux tels que le respect de l’autonomie, la bienfaisance, la non-malfaisance, l’équité et la justice. Ces principes « fondateurs » développés par Beauchamp [6] sont aujourd’hui enrichis d’autres notions telles que le respect de la personne, la proportionnalité, l’intentionnalité, la futilité et l’humilité [7,8]. Cette démarche éthique est fondamentale dans un contexte marqué, d’une part, par des progrès technologiques rapides où les possibilités diagnostiques et thérapeutiques soulèvent des questions complexes parfois vertigineuses et, d’autre part, par une société en perte de sens et de valeurs. Ce contexte pose également la question, dans une approche systémique des organisations, des répercussions des décisions qui découlent de ces questionnements sur la qualité des relations entre les acteurs du système de santé et, in fine, sur leur efficacité. Cette approche, dite de « l’éthique organisationnelle » s’intéresse ainsi non seulement aux soins et aux accompagnements prodigués aux patients, mais également à l’ensemble des missions et obligations des établissements [9]. La gouvernance de cette organisation fait alors appel, dans la conduite du changement, aux principes d’un « management éthique » [10] nécessaire à la prévention des conflits et au développement du dialogue et de la cohésion interne au sein de l’établissement. Elle met aussi en lumière l’importance de la transparence, d’une approche positive du management par la qualité et d’une culture « juste » de l’erreur et de l’implication de l’ensemble des équipes [11]. Cela passe par une meilleure intégration et une meilleure écoute, au sein des espaces de réflexion éthique et des structures en charge de la qualité, des usagers et de leurs proches.
L’évaluation de la qualité du système de santé
Même si l’on peut percevoir, notamment du fait de la réflexion proposée par l’IOM [2], quelques connexions possibles entre qualité et éthique, le rappel de leurs définitions montre que ces notions ne sont pas équivalentes. Leur complémentarité commence à apparaître dès que l’on s’intéresse non seulement au concept de qualité en santé mais aussi à son évaluation. Comme pour l’éthique, l’évaluation de la qualité du système de santé fait appel à une démarche structurée, rigoureuse, et à de nombreuses méthodes d’analyse tout aussi quantitatives que qualitatives en fonction de la dimension et du domaine étudiés. Cette approche se veut essentiellement normative et vise surtout à vérifier si l’on respecte des règles, des standards ou des procédures. Elle rappelle la perspective morale de Kant, centrée sur l’application de principes universels qui valent pour tous, indépendamment des situations singulières [12]. La réflexion éthique, telle que la présentent Paul Ricœur et Emmanuel Levinas, met quant à elle l’accent sur la relation humaine au cœur du soin [13,14,15]. Pour Ricœur, il s’agit d’être attentif à la personne dans sa singularité, à ses besoins et à sa souffrance, et de chercher constamment la meilleure façon d’agir. Levinas, de son côté, insiste sur la responsabilité du soignant face à la vulnérabilité du patient : il considère que le visage de l’autre, c’est-à-dire sa présence et sa fragilité, nous interpelle et crée pour le soignant une obligation morale profonde d’accueillir, d’écouter et de prendre soin, au-delà du seul respect des règles. Ces deux perspectives ne s’opposent pas radicalement, les normes sont indispensables pour garantir une base commune de qualité et de justice dans le système de santé. L’éthique relationnelle rappelle simplement que le soin ne peut se réduire à l’application de standards, par ailleurs pas toujours adaptés à une logique de parcours de santé [11]. Sans vouloir entrer dans le détail des méthodes d’évaluation de la qualité, ce qui n’est pas l’objet de cette réflexion, il est fondamental de comprendre que, dans une approche holistique de la qualité en santé, il convient de prendre en compte les résultats de l’évaluation de chacune de ses dimensions pour appréhender la qualité globale du système étudié. Imaginer, dès lors, un « score global » de la qualité d’un système de santé peut apparaître comme une idée séduisante mais probablement vouée à l’échec, et ce, quelles que soient les possibilités offertes aujourd’hui par les méthodes d’analyse multifactorielle et les capacités des outils numériques ou de l’intelligence artificielle. Une telle démarche n’a de sens qu’à un instant donné et dans un périmètre clairement défini, tant géographique et organisationnel que populationnel. C’est, par exemple, ce que propose la Haute Autorité de santé dans sa démarche de certification des établissements de santé en calculant un taux d’atteinte de différents critères explorant l’ensemble des dimensions de la qualité d’une organisation professionnelle hospitalière [16].
La place de l’éthique dans une démarche d’évaluation de la qualité en santé
Dans la démarche évoquée précédemment, il est des situations où l’évaluation de la qualité en santé peut renvoyer à des questionnements nécessitant le recours à une réflexion éthique. En pratique et face à une problématique évoquée par les professionnels de santé, les spécialistes de la qualité ou les membres des espaces de réflexion éthique se trouvent souvent confrontés à deux types de situations différentes : celles où l’éthique peut venir éclairer une « tension » entre différentes dimensions de la qualité aboutissant à une forme de dilemme ; celles où le défaut de qualité est confondu, à tort, avec un problème éthique.
Éclairer les décisions en cas de dilemme lié à la qualité
Pour illustrer la première situation et au-delà des exemples déjà évoqués, il est intéressant de reprendre les différents questionnements qui ont jalonné la crise sanitaire mondiale liée à la pandémie de Covid-191 : comment prioriser les indications d’un nouveau vaccin dont la disponibilité en nombre est sans commune mesure avec les besoins de la population ; comment diminuer les risques de transmission de la maladie sans limiter drastiquement la liberté d’aller et venir de la population ; comment déterminer l’ordre de priorité pour l’accès aux soins des patients atteints d’autres pathologies afin de préserver des ressources pour prendre en charge les patients infectés sans générer de perte de chance ? Ces questionnements caractérisent des situations de « dilemme éthique » et montrent que les démarches réflexives d’évaluation de la qualité du système de santé et de réflexion éthique sont très complémentaires voire indissociables dans certaines situations. Ainsi, en France, la réponse à la première question a été de privilégier une réflexion reposant sur l’éthique de la vulnérabilité en délivrant les vaccins en priorité aux personnes les plus fragiles. D’autres pays ont choisi une approche utilitariste en délivrant prioritairement les vaccins aux professionnels de santé afin de maintenir au maximum leur capacité de prise en charge des patients. L’éthique permet ainsi d’éclairer les décisions en intégrant les valeurs fondamentales liées au respect d’un certain nombre de principes partagés et en garantissant une approche collégiale, juste et humaniste, respectueuse de la volonté des patients et de leurs proches. À l’inverse, dans la seconde situation (celle où le défaut de qualité est confondu avec un problème éthique), certaines problématiques perçues comme éthiques relèvent en réalité d’un non-respect des « normes », de situations de conflits ou d’erreurs managériales. Les comités d’éthique peuvent alors, en cas de conflits sociaux ou interpersonnels, être sollicités à tort pour des sujets relevant du Code du travail ou de la déontologie. Il est donc crucial de distinguer les enjeux éthiques des dysfonctionnements organisationnels ou techniques et de bien en identifier les causes profondes avant d’évoquer une éventuelle problématique éthique.
Défauts de qualité ou enjeux éthiques : une distinction nécessaire
Laisser sans réponse de telles situations de « non-qualité » peut néanmoins aboutir à une souffrance éthique [17] et laisser les professionnels de santé face à des injonctions paradoxales entraînant une souffrance importante car « empêchés de bien faire ». Les difficultés de recrutement peuvent générer ce type de situation et imposer des contraintes aux équipes soignantes, générant un sentiment de « maltraitance institutionnelle » et de « souffrance éthique ». Au-delà de l’impérieuse nécessité de prise en compte de cette souffrance et d’accompagnement des professionnels concernés, il faut souligner l’importance du lien entre la qualité de vie au travail, la sécurité psychologique des professionnels de santé et la qualité des soins [18]. La littérature scientifique traitant spécifiquement de l’articulation entre la qualité des systèmes de santé et l’éthique, en tant que question centrale et structurée, reste rare. Un article publié par Nelson et al. décrit la relation entre les principes éthiques et les objectifs d’amélioration de la qualité, de la sécurité et de la valeur en santé [19]. Les auteurs y soulignent que la complémentarité entre les équipes « qualité » et les membres des comités d’éthique plaide pour une approche intégrée permettant de prévenir certains conflits éthiques tout en améliorant la qualité des soins [20,21].
Conclusion
La qualité et l’éthique en santé sont deux notions distinctes mais indissociables dans un « continuum réflexif » d’analyse d’un système de santé de plus en plus complexe, marqué à la fois par des progrès technologiques vertigineux et par de nombreuses contraintes, source d’incertitude permanente et donc de risques. Le processus d’amélioration continue de la qualité a pour objectif principal d’aider à maîtriser cette complexité afin de garantir, pour chaque citoyen, des soins accessibles, pertinents, efficaces, sûrs, efficients et conformes à leurs valeurs et à leurs attentes. La démarche éthique peut, dans les cas où l’évaluation de la qualité met en évidence des tensions ou des dilemmes entre les différentes dimensions de la qualité des soins, constituer une ressource précieuse permettant de guider les équipes de professionnels de santé dans ces situations complexes, en intégrant dans la réflexion collégiale un certain nombre de principes éthiques fondamentaux. Une approche intégrée, combinant une évaluation rigoureuse de la qualité et une réflexion éthique, est essentielle pour garantir un système de santé juste, humain et durable. Cette ambition passe par une meilleure coopération entre les différentes structures de gouvernance de la qualité et de la réflexion éthique au sein des organisations professionnelles. Aujourd’hui, les relations entre ces structures sont encore trop distantes, voire parfois le témoin d’une posture « d’indépendance revendiquée ». Confier leur pilotage aux représentants des usagers plutôt qu’aux professionnels, comme c’est déjà le cas dans quelques établissements, pourrait être une manière pertinente et efficace d’assurer cette meilleure intégration. Le préalable est de développer les compétences des acteurs concernés par ces domaines et de construire des formations croisées (professionnels et usagers) à l’éthique et aux approches systémiques de la qualité. Cela impose également une gouvernance des établissements impliquée et respectueuse des avis et préconisations émis par ces structures.
Note :
1- Coronavirus disease 2019, maladie à coronavirus 2019.