Conduites suicidaires : un questionnement spécifique pour l’analyse approfondie des causes

hanna chas

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Structure régionale d’appui à la qualité et à la sécurité des soins (Staraqs) en Île-de-France – 10, rue de l'Isly – 75008 Paris – France
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marie-josé stachowiak

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Staraqs en Île-de-France – Paris – France
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Staraqs en Île-de-France – Paris – France
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valentin daucourt

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Érage – RéQua – Besançon – France
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fabrice jollant

fabrice jollant

Faculté de médecine – Université Paris-Saclay – Hôpital Bicêtre AP-HP – Paris – France
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Conduites suicidaires : un questionnement spécifique pour l’analyse approfondie des causes

Figures RQ_XX_2_Methodo.pdf

Résumé

Les conduites suicidaires sont définies comme l’ensemble des actes réalisés par un sujet à l’encontre de lui-même avec une certaine intention de mourir [1]. Selon l’issue du geste, on parle de suicide abouti lorsque le sujet décède des suites de son geste, et de tentative de suicide lorsque l’acte n’a pas conduit au décès, quelles que soient les conséquences. Depuis 2018 en France, le ministère de la Santé pilote une stratégie nationale de prévention du suicide comprenant différents axes dont le numéro national 3114 accessible gratuitement 24/24 et 7J/7, le dispositif de rappel VigilanS pour prévenir les réitérations suicidaires, la formation des professionnels de santé (médecins, infirmiers, psychologues) et de sentinelles (non-soignants) disponibles dans toutes les régions, ou le programme Papageno de prévention de la contagion suicidaire. La stratégie est déployée par les agences régionales de santé (ARS). Pour la Haute Autorité de santé (HAS), le suicide représente le premier motif de signalement des événements indésirables graves associés aux soins (EIGS), avec un caractère très spécifique en raison de leur impact traumatique sur les professionnels, les autres patients ou résidents et l’entourage du défunt, et éventuellement du risque médiatique et juridique [2]. En vue d’élaborer des préconisations de prévention du suicide dans les établissements, la HAS a analysé 795 cas déclarés dans le cadre du dispositif de déclaration des EIGS [3].

Article

Dans le cadre de son programme d’action, la structure d’appui régionale à la qualité et à la sécurité des soins (Staraqs) d’Île-de-France a pour mission d’apporter un appui aux professionnels de santé déclarant des EIGS relatifs à des conduites suicidaires et de leur proposer des outils d’analyse de ces situations. Par ailleurs, elle organise annuellement, avec la participation de l’ARS Île-de-France et d’experts en suicidologie, une journée régionale sur la prévention du suicide. Depuis 2017, la Staraqs et le Réseau qualité des établissements de Bourgogne et de Franche-Comté (RéQua) ont conduit une centaine de démarches d’appui2 à l’analyse de conduites suicidaires auprès des professionnels de santé du secteur sanitaire (psychiatrie, chirurgie, urgences, soins de suite et de réadaptation [SSR], unités de soins de longue durée, etc.), du médico-social (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [Ehpad], secteur du handicap) et des soins primaires. Chaque appui est adapté aux besoins du déclarant et à la situation. Une rencontre avec les professionnels est organisée au sein de leur structure de soins pour étudier la chronologie des faits, analyser les circonstances et rechercher les causes profondes afin d’élaborer un plan d’actions correctives et préventives. À partir de cette expérience, la Staraqs a co-construit avec le RéQua, sous l’égide de la Forap3 et avec la collaboration du Pr Fabrice Jollant, un questionnaire spécifique à l’analyse approfondie des causes des conduites suicidaires.

Comment réaliser une analyse approfondie des causes d’une conduite suicidaire ?

La survenue d’une conduite suicidaire génère souvent un sentiment d’échec et de culpabilité chez les professionnels. Il est donc important dans ce contexte de privilégier une approche systémique centrée sur la survenue de l’événement et non sur une recherche de responsabilité. La mise en œuvre d’une telle démarche d’analyse ainsi que les retours d’expérience ont montré leur efficacité pour sensibiliser les professionnels à la prévention du risque suicidaire et pour réduire le risque de récidive. Afin d’apporter une aide aux professionnels dans leur démarche d’analyse lors de ces situations sensibles et complexes, le questionnaire proposé par la Staraqs et le RéQua contribue à structurer le raisonnement et le recueil des données nécessaires à une meilleure identification et compréhension des causes. Il explore ainsi la situation selon une double approche : d’une part, sur le plan individuel, avec l’analyse de l’événement lui-même, le passage à l’acte et les mesures immédiates pour le patient ou résident, d’autre part, sur le plan institutionnel, avec les mesures de gestion et de prévention à mettre en place.

Le questionnaire, un outil d’aide à l’analyse

Le questionnaire se décline en quatre axes (Encadrés). Les trois premiers concernent directement l’analyse de l’événement ou la situation à risque. Le quatrième concerne l’environnement de la situation et recherche les causes en rapport avec l’institution.

Axe 1 – Évaluation du risque suicidaire

Le premier axe s’intéresse à la qualité de l’évaluation du risque suicidaire aux différentes étapes du séjour, très fréquemment impliquée dans les facteurs en cause. Il recherche en trois temps :

  • les éléments contextuels propres au patient/résident : les événements significatifs touchant sa vie personnelle, relationnelle, sociale ou professionnelle, les signes de souffrance psychique verbalisés ou non, l’existence d’une pathologie psychiatrique actuelle ou passée, ou de pathologies somatiques pouvant majorer le risque suicidaire, ainsi que les thérapeutiques précédentes et actuelles ;
  • l’évaluation du risque suicidaire à l’admission en apportant une attention particulière à l’exhaustivité des données recueillies, par exemple lors de l’adressage ou du transfert de la personne. Cette évaluation devrait s’appuyer sur une grille de lecture « urgence, danger, risque » (UDR), couramment employée et explorant trois champs : les signes d'urgence suicidaire, la dangerosité (disponibilité de moyens létaux) et les facteurs de risque suicidaire ;
  • l’évaluation du risque suicidaire durant le séjour selon une approche pluridisciplinaire, en étant particulièrement vigilant à certaines situations (sortie temporaire ou définitive, anniversaire d’événement, échanges avec certains membres de l’entourage).

Encadré 1 – Axe 1 – L’évaluation du risque suicidaire

  • La recherche des éléments contextuels chez le patient/résident ;
  • l’évaluation du risque suicidaire à l’admission ;
  • l’évaluation du risque suicidaire durant le séjour.

Axe 2 – Mesures spécifiques

Le deuxième axe explore les mesures spécifiques mises en place à l’échelle de la personne concernée lorsqu’un risque suicidaire est identifié : prescriptions thérapeutiques, protocoles de surveillance, partage et transmission des informations entre les équipes de soins et avec l'entourage.


Encadré 2 – Axe 2 – Les mesures spécifiques lors de l’identification du risque suicidaire

  • La surveillance ;
  • le traitement médicamenteux ;
  • le suivi et la prise en charge pluridisciplinaire au cours du séjour.

Axe 3 – Mesures après le geste suicidaire

Le troisième axe analyse la gestion immédiate de l’événement : les mesures mises en œuvre pour gérer l’urgence, l’information du patient, de ses proches et des autres patients ou résidents et, au cours du débriefing, l’analyse des barrières inexistantes ou transgressées lors de la survenue de l’événement ainsi que les mesures immédiates de soutien aux professionnels exposés à la situation.


Encadré 3 – Axe 3 – Les mesures au décours et après le geste suicidaire

  • La prise en charge des urgences ;
  • les aspects médico-légaux ;
  • l’information et le soutien de l’entourage et des autres patients ;
  • le soutien des équipes ;
  • le débriefing.

Axe 4 – Mesures institutionnelles

Le quatrième axe interroge les mesures institutionnelles qui engagent la gouvernance de l’établissement : les équipements de prévention, la sécurisation des locaux, la formation des professionnels, la démarche de postvention (après un suicide)4 collective et individuelle (identification et orientation des sujets les plus impactés, soutien aux équipes, etc.).

Ce questionnaire présente ainsi, sous forme interrogative, les principaux facteurs contributifs à la survenue de conduites suicidaires en structure de soins. Cette démarche rétrospective permet aux professionnels d’analyser la situation de manière exhaustive et la plus distanciée possible, contribuant à leur résilience face à l’événement. Elle permet également d’identifier une typologie des patients ou résidents les plus exposés au risque suicidaire afin de leur apporter une attention plus soutenue. Enfin, au niveau institutionnel, la compréhension des barrières qui n’ont pas fonctionné permet d’élaborer de nouvelles stratégies et de mettre en place un dispositif de prévention efficace.


Encadré 4 –  Axe 4 – Les mesures institutionnelles

  • Les équipements, les locaux ;
  • la formation des professionnels ;
  • la postvention.

Les modalités d'utilisation

Ce questionnaire est à utiliser en complément de la grille ALARM5 [4]. Celle-ci permet d’investiguer les facteurs liés à l’équipe, à l’organisation et au management pour prendre en compte l’impact du contexte de la structure ou du service et le management de la gestion des risques. Cette démarche demande à être conduite collectivement en associant les acteurs impliqués et, le cas échéant, un professionnel extérieur à l’équipe pour apporter son expertise clinique ou méthodologique et poser un regard objectif sur l’événement.

Deux exemples

En secteur sanitaire

Un patient de trente ans est diagnostiqué avec adénocarcinome œsogastrique de pronostic défavorable. Après une année de traitements lourds, il se voit opposer un refus d’inclusion dans un essai thérapeutique. De plus, devant les nombreux refus de prise en charge en service de soins de suite et de réadaptation (SSR) sollicités après chirurgie, il accepte une orientation en séjour de répit dans une unité de soins palliatifs. Trois semaines avant l’événement, le haut risque suicidaire du patient est transmis par e-mail, mais celui-ci n’est pas lu. Le patient se défenestre dans l’établissement de soin au retour d’une sortie au domicile pendant laquelle il a manifesté une colère exceptionnelle.

Les écarts identifiés lors de l’évaluation du risque suicidaire (axe 1) concernent la recherche des éléments contextuels : sous-évaluation de l’impact du refus d’inclusion dans l’essai thérapeutique et des nombreux refus d’accueil en SSR qui ont contraint le patient à accepter une orientation en soins palliatifs ; non-transmission au sein du service du signalement par l’entourage du patient que celui-ci avait verbalisé un scénario de défenestration. Par ailleurs, l’évaluation du risque suicidaire durant le parcours est défaillante : l’état psychique du patient est décrit sans évaluer le risque suicidaire selon une grille validée, et l’état du patient n’a pas été réévalué à son retour de la sortie temporaire.

Les écarts relatifs aux mesures institutionnelles (axe 4) concernent les équipements, avec un système de sécurisation des fenêtres qui avait été levé temporairement en raison des températures élevées dans les chambres mais qui n’avait pas été remis en place ; la formation des psychologues, seuls professionnels à avoir bénéficié de la formation à la prévention du risque suicidaire : les autres professionnels ne souhaitant pas suivre cette formation, elle est régulièrement annulée. Enfin, le dispositif de postvention n’est pas organisé.

Les écarts relatifs aux mesures spécifiques lors de l’identification du risque suicidaire (axe 2) concernent « le suivi et la prise en charge pluridisciplinaire au cours du séjour », qui ne prévoit pas de temps pluriprofessionnel institutionnel dédié, donc ne permet pas de partager l’identification du haut risque suicidaire (pour rattraper la perte d’information due à la non-consultation de l'e-mail) afin de solliciter l’avis psychiatrique. Le recours à l’avis psychiatrique n’est pas organisé dans le service et le traitement médicamenteux du syndrome dépressif n’est pas prescrit. En outre, les mesures de protection de l’environnement ne sont pas prescrites devant le risque suicidaire élevé.

Les écarts liés aux mesures au décours et après le geste suicidaire (axe 3) concernent la présence régulière de la direction, des managers et du psychologue auprès des équipes, qui ne compense pas l'absence de défusing (prise en charge des professionnels qui viennent de vivre un traumatisme psychique).

En secteur médico-social

Un résident anxieux et décrit comme impulsif admis en Ehpad supporte difficilement la séparation d’avec son épouse. Celle-ci nécessite des soins en unité de vie protégée, ce qui ne permet pas un hébergement du couple dans la même chambre. Lors d’accès hypertensifs avec des céphalées majeures, le résident menace de se défenestrer. Devant ses idées suicidaires scénarisées une semaine avant le passage à l’acte, et dans l’attente de l’avis de l’équipe mobile de psychiatrie, de la fluoxétine et de l’alprazolam sont prescrits par un médecin remplaçant la veille de l’événement, avec la consigne d’accompagner le résident, décrit comme obsessionnel. Le résident sort de l’Ehpad comme à son habitude, mais passe à l’acte à son domicile.

Les écarts liés à l’évaluation du risque suicidaire (axe 1) concernent la recherche des éléments contextuels, avec la sous-estimation de l’impulsivité du résident comme facteur de risque suicidaire. L’évaluation du risque suicidaire durant le séjour a été difficile en l’absence d’avis psychiatrique. Le comportement impulsif et le scenario verbalisé ont été compris de manière hétérogène par les professionnels comme l’expression de ses obsessions, une opposition au cadrage institutionnel avec un chantage au passage à l’acte, ou encore la projection d’un passage à l’acte scénarisé. Or les avis divergents ne sont pas discutés en commun par les professionnels. Aussi, en l’absence de médecin coordonnateur, le projet d’accompagnement individualisé n’a pas été lancé.

Les écarts relatifs aux mesures institutionnelles (axe 4) sont liés au manque d’expérience des professionnels de la prise en charge d’un couple de résidents à l’Ehpad.

Les écarts liés aux mesures spécifiques lors de l’identification du risque suicidaire (axe 2) concernent l’absence de surveillance du résident à risque élevé de suicide, car les professionnels envisagent difficilement de restreindre les possibilités de sortie d’un résident autonome dans l’attente de l’avis de l’équipe mobile de psychiatrie, d’autant plus que le médecin (remplaçant, qui ne connaît pas le résident) minimise le risque de passage à l’acte. Le traitement médicamenteux est prescrit tardivement en raison de difficultés d’accès à l’avis médical. La partie « suivi et prise en charge pluridisciplinaire au cours du séjour » montre que la demande d’avis médical est réalisée par un professionnel qui interprète les menaces de passage à l’acte comme un rejet des règles institutionnelles par le résident et qui ne documente pas l’urgence de la demande d’avis psychiatrique. Par ailleurs, des difficultés organisationnelles allongent le délai d’intervention de l’équipe mobile de psychiatrie pour ce résident à haut risque suicidaire.

L’écart lié aux mesures au décours et après le geste suicidaire (axe 3) concerne la minoration de l’événement lors de sa déclaration : parce que le suicide a eu lieu en dehors des locaux de l’Ehpad, la décision prise lors du débriefing est de déclarer l’événement en tant qu’événement indésirable associé aux soins [5], alors qu’il s’agit d’un événement indésirable grave.

Notes :

2- Portail de signalement des événements sanitaires indésirables (ministère de la Santé et de la Prévention) : https://signalement.social-sante.gouv.fr/#/accueil (Consulté le 25-05-2023).
3- Fédération nationale des structures régionales d’appui (Besançon) : https://www.forap.fr/ (Consulté le 25-05-2023).
4- Ensemble des activités développées par, avec ou pour les personnes ayant été exposées au suicide dans le but de faciliter leur rémission et de prévenir les conséquences néfastes, dont les comportements suicidaires.
5- Association of litigation and risk management, association de gestion des risques et des litiges.

Références

1- Jollant F. Suicide et conduites suicidaires [Internet]. Boulogne-Billancourt : Encyclopædia Universalis France, 2023. Accessible à : https://www.universalis.fr/encyclopedie/suicide-et-conduites-suicidaires/ (Consulté le 25-05-2023).

2- Haute Autorité de santé. Évènements indésirables graves associés à des soins (EIGS) : bilan annuel 2021 [Internet]. Saint-Denis, 2022. Accessible à : https://www.has-sante.fr/jcms/p_3388885/fr/evenements-indesirables-graves-associes-a-des-soins-eigs-bilan-annuel-2021 (Consulté le 25-05-2023).

3- Michels PE, Morgand C, Chevalier P. Les suicides et tentatives de suicide de patients : analyse de 795 cas déclarés dans le cadre du dispositif de déclaration des EIGS entre mars 2017 et juin 2021. Saint-Denis, Haute Autorité de santé, 50 p. Accessible à : https://www.has-sante.fr/jcms/p_3363377/fr/rapport-les-suicides-et-tentatives-de-suicide-de-patients (Consulté le 25-05-2023).

4- Haute Autorité de santé. Grille ALARM [Internet]. Saint-Denis, 2010. Accessible à : https://www.has-sante.fr/jcms/c_1215806/fr/grille-alarm (Consulté le 25-05-2023).

5- Haute Autorité de santé (HAS), Fédération des organismes régionaux et territoriaux pour l’amélioration des pratiques et organisations en santé (Forap). L’analyse des évènements indésirables associés aux soins (EIAS) : mode d’emploi. Saint-Denis : HAS, 2021. 80 p. Accessible à : https://www.has-sante.fr/upload/docs/application/pdf/2021-09/guide_lanalyse_des_evenements_indesirables_associes_aux_soins_eias.pdf (Consulté le 25-05-2023).

Citation

Chas H, Stachowiak MJ, Bonfait H, Daucourt V, Jollant F. Conduites suicidaires : un questionnement spécifique pour l’analyse approfondie des causes. Risques & Qualité 2022;(20)2:103-106. Doi : 10.25329/rq_xx_2_methodo.

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