Edito | La valeur de la qualité des soins : un regard philosophique

La qualité est de tous les discours - managériaux, métiers ou institutionnels. Mais à trop utiliser un mot, on en perd son sens. Prenons alors un instant pour nous interroger sur ce que qualité veut dire, et comment elle peut venir éclairer la qualité des soins, ou ce qu’est un soin de qualité. Je propose de considérer la qualité selon trois dimensions : un idéal à atteindre, une certaine expérience et un jugement de valeur.

Un idéal à atteindre

Quand nous utilisons le terme de qualité, c’est en général pour parler de ce qui est Bon, Bien ou Juste. Un soin de qualité, c’est un bon soin, un travail de qualité, c’est un travail bien réalisé, une décision de qualité est juste. Mais alors que l’idée du Bien véhicule quelque chose d’absolu, d’intemporel et presque de dogmatique, la notion de qualité permet une approche plus relative, plus inscrite dans des circonstances particulières, plus ouverte à la discussion. Elle n’en porte pas moins cette idée qu’il y a quelque chose de désirable vers lequel nous devrions tendre. On pourrait dire qu’il s’agit d’un idéal à atteindre, peut-être jamais totalement atteint, mais qui mobilise les énergies dans son sens. En effet, sans idée de ce qui est visé, de ce qu’il y a à accomplir, il est très compliqué de savoir si on l’a atteint ou pas – il en va pour le travail comme pour le soin. Cet idéal se doit d’être discuté, construit par les personnes concernées – que ce soient les clients d’un service, les patients d’une institution de soins, les consommateurs d’un produit… mais aussi les personnes qui font, qui produisent, fabriquent ou délivrent ce dont il est question. Ainsi quand on parlera d’un soin de qualité, ou de la qualité d’un soin, on parlera autant de la conception du soin de celui qui le prodigue, que de la manière dont ce soin est réalisé concrètement, mais aussi la manière dont ce soin est reçu par ceux à qui il s’adresse. La qualité, ce n’est pas seulement un idéal à atteindre, mais une certaine expérience de la relation.

Une certaine expérience de la relation

Prenons la chose à l’envers : qu’est-ce que n’est pas un soin de qualité, autrement dit qu’est-ce qu’un soin « merdique » ? Le philosophe Pascal Chabot érige au rang de concept le « merdique », qui s’oppose pour lui radicalement à la qualité (que ce soit de la vie, d’un soin ou d’une chose !). Qu’est-ce que le « merdique », dans un soin ? Spontanément, nous dirions qu’il s’agit d’une situation où le soin ne remplit pas sa fonction première : rendre au patient son état de santé. Mais le soin n’est pas la médecine (dont c’est le rôle premier de guérir). Il comporte en lui le souci du patient considéré comme personne – comme une personne en tant qu’elle est singulière et unique ; comme une personne en tant qu’elle n’est pas un objet ou une chose interchangeable. En s’inspirant de la pensée du philosophe et sociologue Hartmut Rosa, il en va dans le soin d’une certaine relation de résonance, où l’être sait se rendre disponible à l’indisponible, à l’imprévu. L’indisponibilité est une forme de présence à ce et ceux qui nous entourent. La qualité n’est donc peut-être pas tant dans la chose (dans le soin, pour ce qui nous occupe ici) que dans la relation qui lie un sujet et un objet, ou deux sujets entre eux. La qualité s’éprouve dans l’expérience de la relation. Et chacun d’entre nous sait quand cette expérience est « merdique » – on se sent transparent, inexistant, remplaçable.

Un jugement de valeur

Mais qui apprécie, qui juge de la qualité relationnelle, et selon quels critères ? Qui regarde, qui mesure, avec quels instruments ? Il est facile de mesurer une quantité (terme auquel on oppose souvent la qualité) – la longueur d’une table, la température d’une pièce – avec les bons instruments (un mètre, un thermomètre). Mais la quantité ne nous dit rien sur la qualité, elle n’est pas garante de qualité. Si une température se mesure avec un thermomètre, comment se mesure la qualité ? Par le jugement humain. On peut compter un nombre de clients contactés, de patients soignés etc. mais sans jugement, on ne pourra jamais parler de qualité. Or qu’est-ce qu’un jugement ? C’est une évaluation réfléchie, qui dépasse les représentations premières que l’on peut se faire d’une chose, les opinions toutes faites. Dans « évaluation » nous entendons « valeur » : un jugement donne de la valeur à ceci plutôt qu’à cela. Le thermomètre vous donnera le chiffre 19°C, mais c’est votre jugement qui vous dira si c’est une température adéquate – en fonction de l’idée que vous vous faites de la « bonne » température, mais aussi de votre expérience, de vos sensations. Cette valeur se donne toujours à partir d’un certain endroit qu’il s’agit d’assumer comme un jugement situé, pour reprendre les termes de la philosophe Donna Haraway. Un jugement situé, c’est une subjectivité assumée, c’est accorder de la valeur à quelque chose selon un référentiel qui nous est propre et qui peut être mis en commun.

Si la qualité d’une vie s’apprécie au sens que nous lui donnons, la qualité d’un soin s’évalue à l’aune d’un idéal à atteindre, dans des expériences relationnelles de résonance, en mobilisant un jugement éclairé sur ce que nous vivons. Quelle idée se fait-on de ce que l’on veut atteindre ? Quelle expérience veut-on offrir ? Comment jugeons-nous de la valeur de ce que nous faisons ? Si ces questions ne peuvent faire l’économie d’une réflexion personnelle, il est essentiel qu’elles fassent l’objet de délibérations pour que, au sein d’une équipe ou d’une institution, une idée commune du « soin de qualité » puisse émerger. Il en va du monde commun que nous voulons bâtir.

 

Flora Bernard, philosophe praticienne, est co-fondatrice de l’agence de philosophie Thaé, qui aide les organisations à penser les enjeux de société et donner du sens au travail, grâce à la philosophie pratique.